
Jean-Philippe Toussaint à l’ère du numérique : littérature, image et hybridation artistique
À l’heure où les sciences humaines et sociales repensent le rôle du numérique dans la production culturelle, la question « qui est le peuple ? » devient inséparable de celle des formes d’expression qui le représentent. L’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, figure centrale du minimalisme littéraire belge, offre un terrain d’exploration fascinant de cette problématique, en mettant en lumière la manière dont les nouvelles technologies influencent la création artistique contemporaine, brouillant les frontières entre les arts, les genres et les supports.
Une génération d’auteurs à l’écoute de leur époque
Né dans une Belgique en proie à des clivages linguistiques et politiques profonds, Jean-Philippe Toussaint appartient à une génération d’écrivains – aux côtés de Francis Dannemark, Philippe Blasband ou Jean-Luc Outers – qui, dans les années 1980, rompt avec les élans identitaires de la Belgitude pour se tourner vers un minimalisme aussi formel que thématique. Œuvres brèves, fragments narratifs, humour discret, personnages effacés : ces écrivains construisent un monde à la fois familier et désorientant, où l’identité nationale s’efface au profit d’un questionnement plus universel sur le quotidien, le banal, le temps qui passe.
Or, cette esthétique de l’ellipse ne signifie pas un désintérêt pour la société contemporaine. Bien au contraire : les technologies modernes — de l’appareil photo analogique aux cryptomonnaies — y jouent un rôle discret mais central. Dans l’œuvre de Toussaint, elles ne sont pas seulement des marqueurs temporels ; elles structurent la narration, nourrissent la forme et réinventent la relation entre texte, image et son.
Du traitement de texte à l’art total
Comme la plupart des écrivains de sa génération, Jean-Philippe Toussaint a connu le passage de la machine à écrire à l’ordinateur. Ce changement technique anodin en apparence a modifié en profondeur les conditions d’écriture. L’informatique permet non seulement une plus grande liberté de réécriture, mais aussi une exploration de la dimension visuelle du texte, déjà présente dans certaines œuvres de poésie postmoderne francophone.
Mais Toussaint ne se limite pas à un usage fonctionnel des nouvelles technologies. Artiste pluridisciplinaire, il en fait un outil d’hybridation. Romancier, cinéaste, photographe, plasticien, il tisse des liens constants entre les formes. Ainsi, dans Made in China (2017), récit autobiographique où l’auteur évoque le tournage d’un court-métrage en Chine, l’expérience littéraire se prolonge à l’écran. Dans la version imprimée, un lien permet de visionner The Honey Dress ; dans la version numérique, le film se déclenche automatiquement à la fin du texte. Ce dispositif inédit transforme la lecture en une expérience multisensorielle, anticipant peut-être un futur où texte, image et son ne feront plus qu’un.
L’auteur lui-même y voit une ouverture :
« Il y a là une réflexion contemporaine sur la façon dont un film peut s'emboîter dans un livre. Peu d'écrivains peuvent faire cela d’ailleurs, puisque, après, il faut réaliser un film ! » (L’Orient Littéraire, 2017)
Toussaint va plus loin encore : dans Made in China, des bruits du monde réel — une moto qui passe, une fenêtre qui claque — s’invitent dans le récit. Ces intrusions sonores, certes uniquement textuelles, rappellent que le livre, traditionnellement perçu comme un objet clos, peut s’ouvrir à l’extérieur, à l’instant, à la contingence.
Une œuvre pensée pour l’intermédialité
La tentation de briser les cloisons entre les arts est au cœur de la démarche de Toussaint. En 2017, il présente M.M.M.M.au Théâtre du Rond-Point, spectacle hybride où sa voix se mêle à la musique du Delano Orchestra, aux images projetées et à des extraits lus du cycle de Marie. Ce projet, né de sa rencontre avec le musicien Alexandre Rochon, témoigne d’un même désir : refuser l’enfermement de la littérature dans un genre ou un format, et réinventer sa place dans l’écosystème culturel numérique.
Ce goût pour l’intermédialité se retrouve également dans ses expositions : LIVRE/LOUVRE en 2012, ou encore Jean-Philippe Toussaint au musée MADD de Bordeaux en 2019, où ses installations mêlent objets, images et textes, construisant un langage plastique nourri par l’écriture.
Vers une esthétique de la porosité
L’œuvre de Toussaint est donc profondément marquée par une esthétique de la porosité : porosité entre fiction et réalité, entre texte et image, entre les médias et les arts. Et c’est là que le numérique intervient non seulement comme outil, mais comme paradigme : un environnement culturel où les disciplines dialoguent, où les supports se répondent, où la lecture devient expérience, et où l’auteur, loin d’être une figure isolée, devient un passeur entre les langages.
En ce sens, Jean-Philippe Toussaint est un écrivain de son temps : un auteur qui, sans céder aux effets de mode, interroge en profondeur ce que signifie « créer » à l’ère du numérique. Par son œuvre, il nous invite à repenser le rôle des technologies non pas comme des menaces à l’intégrité de la littérature, mais comme des catalyseurs de formes nouvelles, sensibles, ouvertes, hybrides.
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